Directrice artistique, autrice et éditrice.
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Textes

 

William Morris, la lutte par le beau

Publié dans le magazine Grain, novembre 2022

Entre les feuillages denses de ses tapisseries pointe le dessein d’un esthète révolutionnaire : celui de transformer le monde par la beauté. Immersion dans l’œuvre et la pensée subversives de William Morris.

De longues tiges de vigne s’élancent et s’enlacent parmi des arabesques d’acanthe. Leur danse souple et entraînante se ponctue çà et là de grappes abondantes, enveloppes juteuses aux nombreux pépins, convoitise des oiseaux… Le nom de William Morris évoque, chez quiconque connaît l’artiste, ces fameuses tapisseries aux motifs floraux et luxuriants, dessinées au xixe siècle. La Forêt, Le Verger, L’Arbre de vie, chacune de ces œuvres murales contient tout Morris : la nature hospitalière, la beauté accessible, le romantisme, la nostalgie des temps anciens, la générosité. Mais plus encore aujourd’hui ; produits purement marchands, simples objets décoratifs ou images inspirationnelles, la considération qu’on leur porte concentre en elle-même l’essence de la pensée de l’artiste : la nécessité de réhabiliter l’artisanat et le sens des objets. Car que sait-on au fond du dessein de Morris lorsqu’il les a créées ? 

 

Éditeur de livres d’art, socialiste engagé, écologiste avant l’heure, créateur de broderies, de meubles et de vitraux, architecte d’intérieur, poète, peintre et romancier… Morris est un esthète révolutionnaire, un travailleur sans cesse guidé par la beauté, par l’idée que celle-ci puisse constituer à elle seule un motif de lutte, contre les dérives du capitalisme. “N’ayez rien dans vos maisons que vous ne sachiez utile ou que ne vous croyiez beau.” Une idée d’une simplicité extrême, pour lui un puissant garde-fou.

Le travail manuel et le beau, deux notions ô combien vastes, constituent par leur mariage la clé de voûte de la pensée de William Morris, critique du capitalisme industriel. Fondateur du mouvement Arts and Crafts, il aspire à rendre l’art au peuple, à faire de l’artisan.e un.e artiste et inversement, en réconciliant conception et confection à travers “des objets faits par le peuple, pour le peuple”.

 

L’art et l’artisanat

Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. Passionné du Moyen Âge et de l’époque préraphaélite, William Morris déplore la séparation des beaux-arts et des arts décoratifs qui s’opère après le Moyen Âge, à l’époque de la Renaissance : l’art se voit alors sourdement transformé en une activité industrielle et commerciale. Cette marchandisation implique un double risque au sens de Morris : d’une part l’appauvrissement de l’artiste-artisan.e (devenu.e ouvrier.e), d’autre part celui des personnes qui consomment. En dissociant l’artiste de l’artisan, on prive le second de sa sensibilité et de son sens artistique pour le reléguer au rang d’exécutant, et dans le même temps, on standardise et annihile peu à peu l’esthétique de nos quotidiens à coups d’objets dépourvus d’âme.

Pourtant adepte d’une esthétique dépourvue d’ornements futiles, Morris remarque que de tout temps, l’artisan.e a toujours été tenté par l’envie de décorer les objets de son travail. Pourquoi cela ? Selon Morris, parce que condamnée à travailler pour vivre, l’espèce humaine trouve dans l’art la consolation de son labeur fastidieux. Loin d’être inutile ou superficiel, le décor permet aux travailleurs et aux travailleuses d’exprimer leur singularité, leur sensibilité, et de s’élever par le sentiment d’accomplir quelque chose de beau ; ils et elles se consacrent ainsi de meilleur cœur à leur ouvrage. 

Ainsi, cherchant à passer de la théorie (voire de l’utopie pour certains) à la pratique, William Morris fonde en 1861 sa société de design d’intérieur, visant à réconcilier travail manuel, beauté et plaisir, et à lutter “contre la laideur des intérieurs victoriens par la réhabilitation tant des arts décoratifs que d’un mode de production artisanal et collectif, redonnant à l’artiste artisan la pleine maîtrise et la pleine jouissance de son travail[1]”.

 

Le beau comme motif d’épanouissement et de lutte

Avec l’arrogance de la jeunesse, j’étais déterminé – rien que ça ! – à transformer le monde par la beauté. Si j’y suis parvenu si peu que ce soit, dans un petit coin du monde, parmi les hommes et les femmes que j’aime, alors, je peux m’estimer heureux et continuer le travail.” Dès la création de sa société, Morris se positionne comme émancipateur du travailleur : selon lui, les ouvriers et ouvrières redevenus artisan.e.s d’art, libéré.e.s de leur soumission aux logiques machinistes et de l’idéologie productiviste, pourraient retrouver enfin la fierté du travail bien fait et le sentiment d’accomplissement que l’économie capitaliste leur a dérobés. De leurs mains, ils et elles pourraient à nouveau participer à l’embellissement du monde. 

Mais plus encore : le beau comme mode de production permet à lui seul, d’après Morris, de réguler l’offre et de lutter contre l’artificialisation du monde : “Que l’on cesse de fabriquer ces montagnes de marchandises qui ne servent à rien ou ne sont utiles qu’aux esclaves et à leurs maîtres, et aussitôt, l’art servira à nouveau à déterminer quelles choses sont utiles et celles qu’il est inutile de fabriquer, puisque l’on ne devrait rien produire qui ne procure de plaisir au fabricant et à l’utilisateur, et que c’est ce plaisir de produire qui donne, entre les mains du travailleur, l’art[2]”.

Ainsi, dans la pensée de Morris, la réintroduction dans nos modes de production de l’art et de la beauté – nécessités de la vie humaine – engendrerait naturellement un système vertueux, voire la refonte entière de notre société. À ses yeux bien plus puissant que la redistribution des richesses soutenue par les socialistes, le ré-enchantement de nos marchandises et de nos systèmes productifs permettrait à l’espèce humaine de trouver épanouissement, bonheur et amitié.

 

Vers un rapport artisanal et paysan au monde

Ce besoin de faire soi-même, ce retour aux métiers manuels ne constituent-ils pas souvent un remède au syndrome de la perte de sens, doublé de celui d’éco-anxiété dont souffre notre société ? Le retour à l’artisanat, réponse préconisée par Morris il y a plus d’un siècle, s’observe dans le regain d’intérêt que nous portons à des métiers comme ceux de boulangère, de menuisière ou de céramiste, pour ne citer qu’eux, qui font l’objet de reconversions de plus en plus fréquentes.

Le plaisir du travail manuel se compose ce me semble de trois éléments : la variété, l’espoir de la création, et le respect de soi-même qui naît du sentiment d’utilité”, explique Morris, martelant que chacun et chacune doit avoir le droit et la possibilité d’employer son énergie à bon escient. La chercheuse et sociologue Geneviève Pruvost, qui s’appuie sur la pensée de l’artiste, n’hésite pas à affirmer à ce titre qu’une société qui ne peut permettre pas cela a oublié la finalité de la vie : “L’aspiration collective à s’extraire du travail de la matière est extrêmement mortifère.

Si Morris clame son sentiment de honte à l’égard de ses semblables bourgeois“qui ne se soucient pas de la qualité des marchandises qu’ils vendent, mais s’inquiètent des profits qu’ils peuvent en tirer”, Pruvost déplore quant à elle que la consommatrice ne s’interroge guère sur la provenance, la composition et le cycle de vie des objets qui l’entourent : “Nous avons atteint un niveau d’anonymat inédit vis-à-vis des êtres humains qui produisent nos objets”, déclare-t-elle en juin 2022 lors d’un entretien pour le média Vert. Dans notre monde abstrait et standardisé que redoute déjà Morris, nous n’avons plus de prise sur les processus de fabrication : les intermédiaires sont nombreux, dispersés, les matières maintes fois transformées et acheminées par des procédés des moins transparents : “C’est le contraire d’un rapport artisanal et paysan au monde”, assène Pruvost. 

 

Face à cela, que faire ? “Chacun doit prendre en charge une part du métier de vivre. […] Il peut s’agir de tisser, jardiner…” Geneviève Pruvost invite dans Vert à penser une redistribution du travail pour que chacune prenne la responsabilité d’accomplir des tâches communes. Morris, lui, appellerait à lutter : “Le peintre décoratif, le mosaïste, le fenêtrier, l’ébéniste, le tapissier, le potier, le tisseur doivent tous lutter contre la tendance de notre époque quand ils essaient de produire de la beauté plutôt que du raffinement commercialisable, d’apporter une touche artistique à leur travail plutôt qu’une touche mercantile.

Pour sortir de l’abstraction croissante du monde, il faut faire, seul moyen de comprendre – et donc de préserver – ce qui nous entoure. Il faut plonger dans la matière, appréhender celle-ci avec son corps et son âme. C’est ce rapport-là au monde que réactive toute une génération de paysannes et d’artisanes. Tout comme Morris le prédisait, malgré la difficulté de leur métier, leur épanouissement est souvent communicatif. Qui n’a jamais été admirative face à une amie ou une proche qui a osé s’affranchir d’une condition qui ne lui convenait plus, se dresser face à un système qui la rendait malheureuse, pour choisir la voie d’une reconversion plus sensée ? Leur “pouvoir de conversion intime” comme aime à l’appeler Pruvost, est très puissant. 

Ce faisant, il y a fort à parier que les noces retrouvées du beau, du travail bien fait et du plaisir engendreraient un système plus vertueux que l’industrialisation : celui d’une société écologique, respectueuse des humaines et du vivant. Et les lianes grimpantes de Morris pourront continuer à danser sur leur toile, ravivées de promesses tenues et de rêves accomplis.

[1] Traduction de Marion Leclair.

[2] William Morris, L’Art en ploutocratie, 1883.

Emmanuelle Oddo