Directrice artistique, autrice et éditrice.
amers5.jpg

Textes

 

Le ruisseau retrouvé

Paru en juillet 2022 dans la Revue BIG  



De l’occitan Aigalada, « eaux abondantes », le ruisseau marseillais des Aygalades - qui dévale les quartiers nord de Marseille pour se jeter dans la mer - n’a gardé que le nom. Son faible débit et son lit étroit, malmenés par un siècle d’urbanisation et d’industrialisation, avaient fini par disparaitre de la mémoire collective jusqu’à ce que le Bureau des guides et le Collectif des Gammares s’attèlent à sa revalorisation.

 

 

La mauvaise réputation 

 

« La mauvaise réputation » : le titre sonne comme une malédiction, une légende inquiétante dans laquelle le sort a frappé. En ouvrant le livre de Geoffroy Mathieu, je découvre pourtant à travers ses photographies une végétation abondante baignée d’eau, composée d’ailantes, de hauts platanes, de sureaux, de jonquilles en fleurs et d’acacias épanouis… Une palette printanière qui se reflète parfaitement, en ce jour de beau temps, à la surface calme du ruisseau. Parfois, il semblerait même que l’on pourrait voir au travers. Je tourne les pages et comprends alors très vite le véritable objet d’étude du photographe : celle d’un objet écologique en déperdition, en proie aux menaces anthropiques que nous lui imposons depuis plus d’un siècle…

 

Amas de macro-déchets en plastique, cannettes et bidons aux couleurs primaires éclatantes ou encore nappes d’hydrocarbures stagnantes dépeignent une autre réalité du cours d’eau. Bien plus qu’esthétiser le tragique de la situation, les photographies de Geoffroy Mathieu témoignent surtout de l’antagonisme poignant du naturel et du culturel, du beau et du laid, ainsi que d’une volonté de repenser notre relation au vivant. Si le militantisme écologique cherche bien souvent à choquer par des images alarmistes ou au contraire susciter l’émerveillement par des vues édéniques, l’auteur de La mauvaise réputation adhère quant à lui davantage à un nouveau mouvement anthropologique attaché à « élaborer une révolution de pensée nous permettant d’échapper au paradigme moderne Nature-Culture en vue d’une reconnexion indispensable aux mondes qui nous entourent. »

 

Au vu de ces clichés, pas question de se baigner dans l’eau du ruisseau, ni d’arroser avec nos jardins. Tout juste oserait-on y plonger nos bottes pour remonter, à contre-courant, le cours d’eau. C’était en 2017, le Bureau des Guides du GR2013, membre du Collectif des Gammares, organise une remontée collective du ruisseau, de son embouchure à Arenc jusqu’aux sources de Septèmes. Associations d’habitants, artistes, aménageurs et scientifiques embarquent deux jours durant au fil de l’eau pour étudier l’état écologique du fleuve et retracer son histoire.

 

Ainsi Geoffroy Mathieu, partie prenante de l’expédition, a-t-il traité du sujet du ruisseau des Aygalades : avec empathie et humilité, restant des kilomètres durant au plus près du lit, parfois plusieurs mètres sous le niveau de la ville, jusqu’à oublier même celle-ci. Là, au milieu de la canopée luxuriante et des multiples objets hétéroclites qui jonchaient son chemin, la réalité urbaine ne se rappelait à lui que par sa rumeur lointaine et ses stigmates. Un cours d’eau oublié, jadis nourricier, aujourd’hui mi-ruisseau mi-égout, tout à la fois étendard d’une communauté engagée : le décor des Aygalades était planté. Mais son histoire ?

 

 

Changer les imaginaires

 

Son histoire, heureusement, passionne un collectif d’acteurs nommé le Collectif des Gammares. À travers des projets artistiques, des balades ou des chantiers d’insertion, ils œuvrent à la réhabilitation du ruisseau dans l’imaginaire collectif et fouillent les mémoires. Car si le ruisseau des Aygalades irriguait autrefois abondamment les champs, des décennies d’industrialisation et d’urbanisation l’ont peu à peu enseveli et fait disparaitre des récits de quartier comme des projets de gestion urbaine.

 

Au début du XXème, le ruisseau des Aygalades était encore un lieu de villégiature. Ce bassin-versant qui s’étend au pied du Massif de l’Etoile, au nord-est de Marseille, a vu se développer depuis plus d’un siècle carrières, huileries et savonneries… Autant d’activités industrielles qui nécessitaient de capter et contrôler les affluents des Aygalades, impactant de manière continue ses cycles hydrauliques. Encore aujourd’hui, la société Lafarge Holcim exploite sur cent-treize hectares la carrière de calcaire de la Malle située à Septièmes, autrement dit dès la source du ruisseau - nommé à cet endroit-ci la Caravelle. La carrière maitrise pour cela le débit du fleuve côtier - ou ce qu’il en reste - par un système de pompe, privant l’aval du ruisseau des Aygalades d’une alimentation en eau en continu : des cassures de débit irrégulières, périlleuses pour la biodiversité et la santé écologique du territoire, contre lesquelles se battent les collectivités. Si la plupart des autres usines qui marquaient le territoire ont disparu, les résidus de leurs activités passées demeurent stockés sur place, et se retrouvent constamment lessivés par les pluies qui ruissellent jusque dans le fleuve. Encore aujourd’hui, on compte au « crassier des Aygalades » 850 000 tonnes de résidus de boues rouges. À Septèmes, les rejets de l’usine pharmaceutique Spi Pharma ne sont toujours pas maitrisés et se déversent directement dans les affluents du ruisseau, réduisant presque à néant la vie aquatique du cours d’eau.

 

Derrière ce triste tableau, une lueur d’espoir émerge heureusement en pleine ville : à quelques mètres de « l’autoroute du soleil », le ruisseau maltraité, canalisé et effacé des mémoires jaillit en une cascade haute de neuf mètres. Redécouverte en 2016 et réaménagée depuis par La Cité des arts de la rue, la cascade providentielle des Aygalades se situe sur ce qui était autrefois le jardin du Château Falque - demeure du 19e siècle démolie dans les années 1940 lors de la construction de l’autoroute A7. Elle était à l’époque un véritable refuge de la bourgeoisie marseillaise avant de finir enfouie sous la végétation. Les chantiers de débroussaillement et d'aménagement ont peu à peu redonné l'accès à ce paradis perdu : une cascade dans la ville, symbole du sauvage, du mouvement, de la vie, qui par son jaillissement alimente un désir –plus encore, une urgence - de valoriser un patrimoine naturel qu’une urbanisation violente n’a pas su respecter. Dès lors, la redécouverte de ce cours d’eau devient pour la Cité des arts de la rue, le Collectif des Gammares, le Bureau des guides et bien d’autres un lieu privilégié de sensibilisation écologique : depuis 2018, chaque premier dimanche du mois le Jardin de la Cascade accueille les conférences sauvages « Voix d’eau », un « marché retrouvé » de producteurs locaux, des balades urbaines et des ateliers pédagogiques visant à changer les imaginaires pour revaloriser ces corridors écologiques urbains et les laver de leur mauvaise réputation.

 

 

 

Un étendard écologique et politique

 

Car Geoffroy Mathieu prévient : « Cette mauvaise réputation pourrait aisément servir d’excuse pour ne pas s’occuper de sa renaturation alors même qu’Euromed 2 articule son projet autour de lui ».

 

En 2009, l'agence Leclercq remportait l’appel à projet portant sur le réaménagement de la zone Euromed II en imaginant, accompagnée du Bureau des guides, un chemin de grande randonnée le long du ruisseau et un parc paysagé tout autour, s’étalant de la mer jusqu’au Massif de l’Etoile. Au cœur du projet, le ruisseau des Aygalades est alors envisagé comme une rivière incontournable, au bord de laquelle il fait bon vivre. Or, si la zone fait depuis plusieurs années l’objet de riches investissements, elle n’en demeure pas moins placée en aval des quartiers nord de Marseille : dès lors, quartiers riches et zones populaires se retrouvent liés par ce cours d’eau déterré, porteur d’enjeux à la fois écologiques et politiques… Histoire surprenante que ce ruisseau qui coule au fond d’une vallée et refait surface pour appeler à une responsabilité commune, recréer entre ces quartiers un lien rompu par les infrastructures manquantes, et nous renvoyer finalement à une évidence naturelle : celle que nous sommes tous solidaires dans cette aventure écologique.

 

Une aventure qui ne questionne pas seulement la manière de cohabiter sur ce territoire, mais qui, comme le ruisseau, poursuit sa route bien au-delà du bassin versant. Car le destin d’un fleuve est bien de se jeter finalement dans la mer, et son immensité. Qu’importe son débit ou son état, chaque cours d’eau participe de cette grande histoire fondatrice des bassins-versants, du cycle de l’eau et du sol vivant. Comment alors empêcher les déchets amassés tout au long du lit des Aygalades de rejoindre la mer ? Qu’en est-il de la santé du ruisseau à son embouchure, aux pieds de la tour CMA-CGM ? Ici, en ce point névralgique, porte ouverte entre deux milieux - l’eau douce et l’eau salée - « le ruisseau ne peut plus assurer son rôle de passeur », prévient les Gammares. « La circulation des espèces en est gravement entravée ».

 

Tiraillé entre la pression anthropique et les lois naturelles, le ruisseau retrouvé des Aygalades résiste, aidé d’une communauté engagée qui lutte pour sa réhabilitation tant symbolique qu’écologique. Le chemin à parcourir reste encore long. Mais déjà, dans la préface de La mauvaise réputation, Baptiste Lanaspeze, fondateur des éditions Wild Project, osait imaginer en 2031 une Commune Autonome des Aygalades, où le ruisseau, alors dépollué serait redevenu « la colonne véritable » du territoire et la figure de proue d’un véritable combat idéologique : celui du biorégionalisme. À travers cette fiction et ces photographies, l’auteur et le photographe, tout comme l’ensemble du collectif des Gammares, se battent pour que les choses bougent enfin, pour développer une écologie urbaine et faire valoir le retour vivant dans un écosystème quasi-détruit… « comme un ruisseau qui reprend vie ».

 

 

Infos pratiques

 

Un dimanche aux Aygalades

La Cité des arts de la rue

225 avenue Ibrahim Ali

13015 Marseille

 

info@lacitedesartsdelarue.net

04 13 25 77 13

 

 

Bibliographie

 

La Mauvaise réputation, Geoffroy Mathieu, Editions Zoème, 2020
La gazette du Ruisseau, Collectif des Gammares, 2022

Géographie Sentimentale, François Leclerq, Éditions Archibooks, 2012

Marseille, le temps d’une métropole, Partenariat Euromed 2, 2010

Lacitédesartsdelarue.net

Bureaudesguides-gr2013.fr