Directrice artistique, autrice et éditrice.
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Textes

 

Célia Gondol - La soie soumise aux mystères de la science et du cuivre

Papier paru en octobre 2016 dans la revue papier Le Chassis


 

Plasticienne, danseuse et chorégraphe, Célia Gondol a dressé des ponts entre l’astrophysique et les savoir-faire des soieries de la maison Hermès.

Invitée en 2015 par la Fondation d’entreprise Hermès, et parrainée par l’artiste Ann Veronica Janssens, elle a placé l’étude des cartographies de l’expansion de l’univers au cœur de sa résidence à la Holding Textile Hermès.

Avec l’aide d’Hélène Courtoise, chercheuse à l’Institut nucléaire de Lyon, elle explore ces trajectoires dynamiques et s’initie aux théories de la physique quantique pour dévoiler, en mars 2016, trois œuvres inédites, qui questionnent avec poésie le geste, le mouvement, la lumière.

Ces pièces puisent leur force dans l’échange avec les artisans, le partage de l’expérience, qui déplacent in fine les usages au delà des pratiques habituelles de chacun.

Il s’agit de rencontres.

En réunissant la science et l’artisanat autour de sa pensée artistique, Célia Gondol valorise la transmission, la découverte de nouveaux gestes créateurs, et l’évolution constante des savoirs-faire, s’inscrivant ainsi au plus proche de la démarche de la Fondation d’entreprise Hermès.

Le fil rouge de notre conversation sera justement cette interaction entre l’artiste et ces différents corps de métiers, la manière dont cette collaboration met en lumière des similitudes parfois, mais surtout d’autres possibles.

« Comme chez l’artiste, l’intuition a une grande place chez le scientifique. Différents chemins mènent à une solution, et c’est cette intuition qui va nous conduire vers un chemin plus élégant ou plus satisfaisant intellectuellement. ». Hélène Courtois.

 

 


Entretien avec Célia Gondol


 

Comment s’est définie votre démarche lors de votre résidence au sein de la Fondation d’Entreprise Hermès ? Avez-vous choisi vous-même de travailler sur de la soie ?

La résidence débute avec une phase d’immersion de dix jours, durant lesquels nous rencontrons les artisans : j’ai donc visité tous les sites de production, suite à quoi j’ai choisi de travailler avec les bureaux de création de tissage, afin de travailler à partir de la structure de la matière : je n’avais jamais vraiment réussi à m’approprier le medium du tissu auparavant, mais le tissage permet lui d’accéder à l’origine du tissu, à sa conception même.

Cela me permet de ne pas penser le travail seulement en terme d’image. Mon intention était d’aller au plus profond du processus de fabrication. Puis face au métier à tisser, j’ai pu appréhender la soie comme une matière composée de particules, d’atomes, qui prenaient vie et s’engendraient en temps réel devant moi.


Vos œuvres prennent généralement la forme de compositions, faites de multiples matériaux, parfois même organiques, dont vous testez les possibilités physiques (cambrures, tensions, équilibres, souplesse…) : comment avez-vous abordé le fait de travailler sur un medium unique (le textile) ?

A travers le textile, j’ai pu en réalité me confronter à différents matériaux et différentes techniques, tels que le lurex, le polyester, la mousseline et le cuivre ou encore le décreusage, la teinture, les traitements chimiques « en après ». J’ai dépassé cette unicité du medium par le fait de pénétrer au cœur de la matière et de sa manipulation, en me prêtant pour cela à l’apprentissage des savoirs faire.

Laetitia Magalhaes, artisan sur le site, a travaillé avec moi sur toute la réalisation du tissage et donc du dessin. Ce sont des savoir-faire extrêmement techniques et précis : il s’agit d’apprivoiser les possibilités du métier et d’en repousser les limites de manière à proposer aux artisans de travailler sur des pièces qui soient assez inédites pour eux. Le processus de travail et de réalisation est très différent de ce que j’aurais pu faire seule.


 

L’introduction du cuivre dans le tissage était-il justement un moyen de tester là encore la matière ? Qu’apporte-t-il de plus ?

Cette pièce, qui associe la mousseline de soie à une trame de cuivre traite la matière comme élément physique et d’empathie kinesthésique. Je voulais travailler le cuivre car il produit autre chose qu’un fil classique, c’est un conducteur thermique, un vecteur d’énergie.

C’était un vrai défi technique : quand j’ai choisi d’introduire le cuivre dans mes travaux, j’ai dû rechercher avec les artisans des procédés pour que ce soit réalisable sur site. De nombreux ajustements ont été nécessaires pour rendre le projet plausible.

Une fois les tissages en main, j’ai alors réalisé que le tissu métallifère conservait à la fois l’empreinte, la main  du tissu, et absorbait de manière très particulière la lumière, base de travail à la recherche astrophysique.


 

Ce jeu de mouvement qui se produit alors, entre-t-il en résonance avec votre pratique de la danse, qui vous est aussi très chère ?

Ce tissage, c’est presque une pièce de danse en effet. Il fonctionne par le regard, il a besoin qu’on l’appréhende, qu’on s’en approche, qu’on s’en éloigne. Il joue dans notre vision sur ce qu’on appellerait des variations gravitaires. C’est une pièce qui sort de l’image pour entrer dans le geste.

Ce que la lumière attrape de cette pièce, c’est plus qu’une empreinte, c’est un geste en mouvement qui est venu s’inscrire dans la matière.

Hubert Godard, l'un des pionniers de l'analyse du mouvement, insiste justement sur l’importance du regard: dans un no man’s land figural ce qui est intéressant, c’est la capacité de générer; quelque chose peut naître. Le moment du regard est un instant suspendu durant lequel on va rentrer en écho avec l’œuvre par la voie kinesthésique.

Cette œuvre, possède « un fond tonique » à travers sa dimension physique et concrète, et en même temps se déploie de manière totalement abstraite.

Quelque part, on peut la lire comme une interprétation de tout ce qui demeure non élucidé et en devenir dans les recherches physiques.

 

Votre autre pièce, Observables d’Apeiron, prend la forme d’un long tissage en jacquard de soie. Pourquoi avoir choisi de travailler au départ sur les cartographies célestes?

Mon intérêt pour l’astrophysique et la physique quantique n’est pas récent. Dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit, les temporalités et les échelles de mesure comme la vitesse de la lumière ou à travers les théories de gravitation quantique, sont impossibles à éprouver physiquement mais provoquent un vertige intellectuel qui me fascine.

Lors de mes recherches sur les mouvements dans l’univers, j’ai découvert l’astrophysicienne Hélène Courtois, qui travaille sur les cartographies en mouvement liées à l’expansion de l’univers et la gravitation.

Elle observe le ciel, répertorie des astres et galaxies, et calcule leurs positions avant de les mettre en mouvement grâce à des calculs de trajectoires. J’ai été absorbée par ces flux, et la manière dont les cartographie meuvent l’univers.

Ce projet de résidence, c’est une manière de mettre en langage des choses qu’on ne peut pas appréhender dans la réalité à notre échelle.


 

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Hélène ? Quelles similitudes pourriez-vous relever entre l’astrophysicien et l’artiste?

Nos échanges étaient de l’ordre du théorique. Je travaillais avec elle sur la conception, puis avec Laetitia sur la réalisation.

Quand j’ai contacté Hélène, elle s’est montrée très ouverte aux réalisations artistiques autour de l’astrophysique.

Finalement, on a en commun la création, dans son cas, de nouveaux savoirs, mais aussi des processus similaires de recherche, d’observation qui visent pour elle comme pour moi à construire un ensemble cohérent qui réponde à une pensée.

Une autre caractéristique de la science actuelle me plait beaucoup également : c’est l’évolution continue de cette pensée, car il n’y a aucune considération scientifique présentée comme une vérité. Tout peut être remis en question, les découvertes sont simplement validées pour que l’on puisse s’appuyer dessus et avancer, ou invalidées et re-questionnées. Artistiquement, c’est ce que je défends : un processus constant. Aucune pièce ne doit être une finalité en soit, ce sont des étapes de mise en forme, un processus de pensée.

En résidence, l’objet est au centre car il permet de communiquer sur le travail, mais l’essence du projet réside en réalité dans le geste, le temps de l’apprentissage et de l’expérience, plus que dans le résultat.


 

Comment avez-vous synthétisé ces découvertes et cet échange avec Hélène et Laetitia dans cette pièce de tissage?

Cette pièce est un lé de soie long de 40 mètres, réalisé avec un métier jacquard.

Non seulement c’est un véritable challenge technique pour les artisans, mais ce travail implique également une temporalité différente, plus longue que leur cadence régulière de production. Pour l’artisan, travailler de concert avec un artiste c’est se déplacer très largement de ce qu’il fait d’habitude. Et vice-versa bien sûr. En cela, c’est porteur pour le travail.

Le jacquard impose une répétition des motifs, que j’ai traitée en tant que séquences, avec une logique temporelle plus probabiliste que classique, sans début ni fin. Les dessins et couleurs sont issus de documents liés à mes recherches théoriques. Ils sont déployés sur une frise formant alors une sorte d’écriture syllabaire qui traduirait une pensée physique.

Quand on longe le tissu, on observe des pliures, qui forment ce qui pourrait être des ondes gravitationnelles, une manifestation d’états de superposition quantique ou des contractions de l’espace temps.

Dans l’installation de la pièce, il n’y a que 25 mètres visibles. Tout le reste, sous les plis, laisse à penser ce qui demeure encore inconnu dans la science.


 

Finalement, c’est une pièce très esthétique que l’on découvre. Avez-vous choisi de retranscrire une certaine poésie de la physique quantique dans cette œuvre?

La pièce est en effet très rythmée et pop en termes de couleurs, ce qui la rend facilement préhensible pour l’oeil. Pourtant il n’y avait aucune recherche d’esthétique. Les couleurs sont fidèles aux documents scientifiques, puis je les ai déclinées pour traduire des états différents pour chacun de ces objets. Ainsi, tout au long du tissu on peut, comme en physique, avoir accès à une même particule, un même dessin, dans un état différent.

Les juxtapositions des motifs sont elles aussi définies pour ce qu’elles racontent sur le renversement de nos connaissances à des échelles infiniment plus grandes ou plus petites, et non pour leur plasticité. Certains assemblages sont heureux, d’autres malheureux.


 

Votre troisième œuvre produite lors de ta résidence à la Fondation rassemble dans une vidéo Nadra, la visiteuse, et en voix off Hélène qui raconte votre tissage. Quelle était l’importance de cette rencontre ?

Le métier de Nadra consiste à « visiter », autrement dit inspecter, chaque pièce afin de s’assurer de sa qualité. C’est un travail axé sur le geste du regard, pré-mouvement dansé, qui balaye la matière.

Dans la vidéo, Nadra lit et visite le tissu qui défile sous ses yeux à allure constante lorsque la voix d’Hélène lit le tissage et raconte ses observations en tant qu’astrophysicienne. Leurs métiers sont très analogues : elles scrutent l’infini à des échelles différentes, en notent les détails, les analysent et les organisent.

A la fois, ces deux regards sont différents : Hélène voit les motifs à travers tout ce que ses théories d'astrophysique peuvent déployer. Elle décrit l’univers que j’ai traduit en tissage, avec ses forces et ses états de vide. Le bleu représente le rapprochement de galaxies, le rouge celles qui s’éloignent. L’envers du tissu rappelle l’image brouillée telle qu’elle la reçoit quand elle n’est pas encore traitée. Et quand le métier passe dans la visite, on a l’impression d’une mise en image dynamique des courbures de l’espace-temps.

D’un autre côté, Nadra repère elle les anomalies, déviations à l’ordre établi très importantes également en physique puisqu’elles constituent le seul moyen de saisir une découverte.

Cette vidéo ouvre sur un savoir faire lié au regard plutôt qu’à la production de matière et à cette expérience du travail.

Finalement, cette dernière pièce est de l’ordre du documentaire, mais surtout de la rencontre, qui est le contexte et l’objet même de ma résidence. Tant entre Nadra et Hélène via l’oeuvre vidéo, qu’entre Laetitia et Hélène durant les recherches, il s’agit d’un enjeu de transmission de savoirs et d’expériences.


 

Vous parlez très souvent de rencontres. Finalement, à l’issue de cette résidence, qu’auront-elles apporté à votre réflexion ou à la définition de vos projets futurs?

Ce dont je suis sûre, c’est que je n’ai pas spécialement envie de produire tout de suite des pièces matérielles mais plutôt de continuer à me concentrer sur l’expérience du travail.

C’est pourquoi je me tourne vers le mouvement performé ou dansé, la voix, l’écriture.

La danse ce n’est que de l’expérience pure, tant dans la réalisation que dans la contemplation. Mes prochaines pièces seront immatérielles, elles relèveront de l’ordre du langage, du chant, du son, ou des gestes, mêlés à des éléments documentaires.

Au cours de cette résidence à la Fondation d’Entreprise Hermès j’ai produit trois objets forts, et pourtant ce sont juste des vecteurs de partage du travail.