Directrice artistique, autrice et éditrice.
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Enzo Mari, gardien de la déontologie du design

Publié dans La Revue #3, septembre 2021


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« Nous savons tous que, parmi tous ceux qui travaillent dans cette étrange, ambiguë, incertaine et glissante profession qu’on appelle aujourd’hui le “design”, Enzo Mari est l’un de ceux qui s’accrochent avec le plus d’entêtement et de désespoir au rêve de le sauver de son péché originel, de le sortir de la corruption, en le plaçant à la disposition des gens cafardeux dans les rues plutôt qu’à la disposition (…) de l’aristocratie au pouvoir. » Ettore Sottsass, 1974.


Penseur discret et engagé, fils d’une famille pauvre venue des Pouilles, Enzo Mari fut d’abord vendeur ambulant avant d’étudier à l’Académie des Beaux-Arts de Brera où il découvre la folie expérimentale des années 1950 et 1960. Emporté par le Covid-19 le 19 octobre 2020, il laisse derrière lui une constellation d’œuvres, pour reprendre le terme employé par Stefano Boeri, directeur de l’immense Musée de la Triennale, à Milan, qui lui consacra sa dernière rétrospective, inaugurée deux jours avant la disparition de l’artiste. Une constellation d’œuvres, mêlant la douceur et l’austérité, la spontanéité et la rigueur, avec toujours, l’éthique et l’intégrité en ligne de mire. Celui qu’Hans Ulrich Obrist – commissaire de ladite exposition – aimait appeler « Le Marcel Duchamp du design » continue à inspirer étudiants et créateurs, notamment à travers son projet le plus crucial, véritable manifeste visant à révolutionner le monde de la distribution : Autoprogettazione. Comprenez : Autoconception.

  

Autoprogettazione

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En 1974, Enzo Mari publie pour la première fois un petit livre, imaginé en toute humilité, mais qui pourtant fera scandale dans le tout Milan de l’époque : et pour cause, ces quelques pages rigoureusement pensées et distribuées à l’occasion de son exposition Proposta per autoprogettazione livrent gratuitement au public les plans pour réaliser toute une collection de mobilier – chaise, table, bureau. Pensé comme un acte politique, le projet Autoprogettazione cherche à redonner à tout un chacun un peu de pouvoir sur son univers domestique en fabricant soi-même son mobilier avec un minimum d’outils (marteau, scie, clous et colle).

Véritable icône de la ligne Autoprogettazione, la chaise Sedia 1 rend compte de la volonté du designer de concevoir des meubles les plus accessibles possibles tant au niveau de leur assemblage que de leurs matériaux (du sapin en l’occurrence). Le mode d’emploi étant gratuit, il suffit d’acheter des planches et des clous, pour réaliser soi-même un mobilier à prix minimum. En deux jours, on pouvait ainsi meubler un appartement avec tables, chaises, bancs, armoires, bibliothèque, bureau et lits.

Mais Stefano Boeri met en garde : contrairement aux idées reçues, Mari n’a pas inventé les meubles en kit, qu’Ikea proposait déjà depuis les années 50. Ce qu’il a démocratisé est plus subtile encore : c’est le travail manuel, la conception du design soi-même.

De ce fait, Enzo Mari place la notion éducative au cœur de sa pratique. La simplicité de conception laissait également la liberté à l’utilisateur de modifier les plans d’origine à sa guise afin de s’approprier davantage les meubles, démarche encouragée par Mari lui-même, qui incitait les esprits créatifs à lui adresser notes et photos.

 

Contre la médiocrité de la société de consommation

Mais surtout, l’ambition d’Autoprogettazione était d’instaurer une relation plus directe entre le créateur et l’acheteur, en court-circuitant les différents acteurs de l’industrie et de la distribution — usines et magasins — pour finalement mettre le design à la portée de tous. Inspiré par la philosophie marxiste de son époque, il met un point d’honneur à « impliquer le peuple » dans ce qui définit son quotidien, tandis que le design industriel est en plein essor. L’utopiste qu’il était espérait en outre qu’en réalisant ses meubles de ses mains, l’usager y porterait un meilleur soin dans le temps.  

Très vite, il se positionne alors comme détracteur de la société de consommation, et précurseur du mouvement contemporain des makers, ces partisans de l’autoproduction. Une conviction qui a guidé l’ensemble de son œuvre et de sa carrière.

Déjà en 1971, il propose au public de se réapproprier une part de l’utilisation de son mobilier avec sa « Box Chair » : un archétype de chaise montable, présentée sous la forme d’une boîte en plastique servant d’assise où sont rangés les quatre pieds. L’année suivante, en 1972, lors de l’exposition culte consacrée par le MoMA de New York au design italien, « Italy : The New Domestic Landscape », il présente ses vases ludiques nommés Pago Pago qui peuvent s’utiliser de différentes façons, tête en bas si l’envie nous en prend, toujours dans cette ambition de rendre l’usager acteur du design.

Bien des années plus tard, en 1995, Enzo Mari présente avec Alessi le projet Ecolo : un nouveau livret proposant cette fois de transformer des bouteilles de détergent vaisselle en vases grâce à différentes découpes. Il se prête lui-même au jeu et imagine une série de vases ainsi recyclés, signés de son nom : le client – ou collectionneur — a donc le choix entre l’objet signé ou bien les instructions pour le réaliser chez lui. A cette époque, Mari attire non seulement l’attention sur l’importance du recyclage, mais il questionne aussi largement le monde du design : celui-ci ne doit-il pas être ­démocratisé ? Un vase que l’on fabrique soi—même a-t-il moins de valeur que s’il est signé Enzo Mari ? Quelle est la frontière entre « open source design » et imitation ?

 

Une vision du design éthique, collaboratif et écologique

Ce penseur avant-gardiste et engagé, à l’esthétique austère et rigoureuse, célèbre pour ses coups de colères politiques, incarne une vision du design collaboratif et écologique, à l’époque avant-gardiste et toujours actuelle. Car le concept d’autoproduction prôné par Mari n’en finit pas d’inspirer des générations de designers critiques et engagés, jusqu’aux communautés de makers du XXI° siècle qui partagent gratuitement sur Internet les plans à construire de leurs créations. Basé à Concarneau, le Low Tech Lab n’hésite pas à créer par exemple une véritable bibliothèque de documentations open-source triées sur le volet, visant à démocratiser la création de technologies à la fois utiles, accessibles et durables. À Paris, l’association Bellastock prône une architecture accessible à tous, développe des outils afin de transmettre une culture architecturale basée sur le réemploi, l’autoproduction, le développement soutenable des territoires, et incite ainsi les citoyens à devenir davantage conscients de l’importance de leur cadre de vie.

Celui qu’on appelle « le designer du peuple » connait son sujet : lui-même est devenu designer autodidacte. Mari a toujours fait en sorte que son travail reste un jeu – en témoigne l’un de ses premiers projets, le puzzle pour enfants 16 Animali. Mais, bien plus important que cela, il fallait que son travail reste éthique. En 1999, il initie le Manifeste de Barcelone qui plaide pour un serment d’Hippocrate du designer. Le professeur Mari insistait auprès de ses élèves de Milan, Vienne ou Berlin : « Il vaudrait la peine de promouvoir une acceptation générale du principe selon lequel l’éthique doit guider toute forme de design » (Designing the 21st Century, Taschen, 2001).

En témoigne les propos cités en introduction, tenus par Ettore Sottsass, à la tête du délirant et festif mouvement Memphis des années 1980 : Mari gagne le respect de tous, même de ceux qui se tiennent les plus éloignés de sa rigueur et de son austérité. Il s’impose, à l’unanimité, comme le gardien de la déontologie du design, aussi tempétueux que talentueux, fulminant contre la médiocrité de la société de consommation, contre celle de l’industrie du luxe, contre l’avilissement du peuple.

 

« Tout ce que l’on fait est politique » 

Loin de n’être qu’un idéal, la proximité d’Enzo Mari avec la classe moyenne est une réalité : son œuvre est omniprésente dans le quotidien des italiens, elle se cache en toute humilité dans les meubles et objets les plus anonymes et familiers : chaises de bistrot, puzzles en bois pour enfants, luminaires, pots à crayons, accessoires pour le bureau, cocottes pour la cuisine…

Ses convictions communistes, qu’il ne délaissera jamais, l’ont poussé à placer son œuvre à la disposition des gens modestes et ordinaires, et non à celle de l’aristocratie au pouvoir. Pourtant, c’est ce même engagement, ce même entêtement à sauver sa discipline de la tournure mercantile qu’elle prenait, qui ont séduit les collectionneurs : les planches de bois brut sont devenues le nouveau snobisme, les chaises rustiques ont meublé les résidences secondaires, fabriquées par des charpentiers payés pour cela, ou par la suite par des éditeurs, mais non par leurs acquéreurs,– et ces intermédiaires, que sont les fabricants et les distributeurs, de revenir au galop.

« Tout ce que l’on fait est politique », martelait Enzo Mari. En 2009, il trouvait encore la force de tempêter une dernière fois ou presque, dans un texte intitulé, Que fare ? (« Que faire ? »). Un titre à la limite du désespoir, mais à travers lequel il cherche toujours à se battre. Le texte resitue l’histoire du design, né en Allemagne dans la décennie 1920 puis dans l’Italie des années 1950 : « L’on pensait naïvement que l’intelligence d’un produit pouvait avoir une influence positive sur les besoins, et donc sur le marché. Cette ligne utopiste était en harmonie avec le climat de reconstruction, matérielle et idéologique, de l’après-guerre, qui touchait tous les Européens. Dès les années 1960 pourtant, commençaient à apparaître les signes d’une société corrompue par la faiblesse de la pensée et rendue obtuse par “l’exploitation globale” du règne de la marchandise. »

Oui, que faire ? Comment faire partie du marché en restant intègre ? Ou comment « rester digne en étant populaire » questionnerait Kipling ? Et comment immiscer un peu d’utopie dans la société industrielle ?

L’intégrité qu’il cherchait à tout prix à préserver aura eu raison de lui : désespéré par son époque, exaspéré par ce qu’était devenu le monde du design ses dernières années, il finit par offrir à la ville de Milan l’intégralité de ses archives, mais à la condition que celles-ci restent inaccessible pendant quarante ans… le temps qu’une nouvelle génération « non dégradée comme celle d’aujourd’hui, puisse en faire un usage conscient » … C’est tout ce qu’on lui souhaite.

 

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credit photos : Artek