Déplier l'ordinaire
Préface de l’ouvrage “Déplier l’ordinaire, cartographies narratives du quartier de Noailles à Marseille”, de l’artiste chercheuse Elsa Noyons, Amers Books, 2025
Dans le creux des murs, elle fouille. Dans le fond des bars, elle questionne. L’intime et le collectif, le sensible comme le tangible. Du soir au matin, les gestes comme les récits. Elle répertorie.
Est-ce l’œuvre d’une artiste ou bien celle d’une scientifique ? Cette question, Elsa Noyons ne se la pose pas.
Ce qui l’intéresse, c’est les autres, le dehors ; c’est le passé, le présent, ce qui est là, et qui reste pourtant caché. Alors elle sort, elle regarde, et elle crayonne. Elle interroge les livres et les enfants,
les arbres et les passants,
les couleurs, les odeurs et le temps.
Elle griffonne, et sous la mine de son crayon se dessinent toutes les réalités qui abritent en filigrane nos quotidiens.
D’où lui vient cette manie ?
Un jeu de piste, un rêve enfoui, de rendre visible l’invisible.
Et aujourd’hui surtout :
une urgence, une nécessité, de conscientiser nos ordinarités,
une carte-rappel qui martèle
nos interdépendances et nos porosités.
Car tout se lie.
C’est bien cela qu’elle cherche à nous montrer, à grands renforts de récits, de symboles et de relevés : tout se lie et sur ses cartes on lit :
que les chaises sauvages suppléent les bancs publics,
que les associations fleurissent en plein désert des services,
que les habitants et les habitantes tapissent
les coins sombres de cyclamens et d’oxalis…
On lit et on s’amuse à tout lier : le chemin du soleil croise-t-il celui des chaises sauvages, et lui-même celui des arroseur.euses ? le prix du café est-il plus cher à l’ombre des arbres ? le crieur public réveille-t-il parfois les fantômes de l’Histoire ? les saint.es aux coins des rues ne surveilleraient-iels pas en secret les caméras de surveillance ? la tramontane et le mistral balayeront-ils un jour les marchands de misère ?
Malgré ça, parfois on butte : on a beau la tourner dans tous les sens, forcer la transparence, la carte de la dégradation du bâtit, par exemple, coince avec celle des prix du airbnb. Ça coince et ça grince. Il est des mécanismes qui rompent la magie de l’ordinaire. Le banal ne l’est plus, autre chose se prépare, qui laisse place à de nouveaux visages : on « revalorise » le quartier, les classes populaires sont peu à peu expropriées, les cartes sont rebattues.
Alors vite, vite, avant qu’elles ne deviennent illisibles, Elsa Noyons tend l’oreille, prend son crayon et consigne : les mutations sociales, matérielles et symboliques, l’énergie déployée – plus rapide que la fibre – d’un soulèvement collectif qui lutte contre le mal-logement et la fatalité de la gentrification, et qui œuvre pour la reconnaissance d’une mémoire traumatique commune.
C’est Noailles Debout !, ses chantiers participatifs et ses déambulations festives, ses témoignages de délogé.es relayés aux mégaphones, ses manifestes commémoratifs et ses espaces aux enfants, ses publications, ses micros tendus, ses tables rondes, ses courts-métrages. C’est un quartier au quotidien débordant, qui se dresse, depuis bientôt sept ans, pour garder ses repères et continuer à exister, avec la solidarité comme arme, et la dignité en étendard.
Et avec lui, Elsa Noyons, artiste-chercheuse qui depuis longtemps a fait des récits personnels et collectifs son langage. À travers eux, elle fait parler des lieux-sources, ceux qui portent en leur sein les destins et les quotidiens, les souvenirs et les espérances. « La destination des autres », « La fertilité des détours », « Le bouillon public » : ses travaux s’érigent dans ce vocabulaire de l’altérité, de la rencontre, et de l’exploration. Et celui-ci : « Déplier l’ordinaire » est une nouvelle invitation à décortiquer patiemment ce qui nous entoure, à suivre Elsa dans ses chemins de traverse, passant du dedans au dehors, de l’intime au collectif, du poétique au politique, pour saisir l’épaisseur des lieux que nous habitons, et écouter, ensemble, leur identité sensible.